XIV
LE VERDICT
Le contre-amiral Thomas Herrick se tenait bien droit derrière la lisse de dunette, le menton enfoncé dans sa cravate. Seuls ses yeux bougeaient tandis que l’Indomptable, sous voilure réduite, se dirigeait vers son mouillage.
— Nous voici donc à Halifax.
Il suivait des yeux les marins qui couraient pour exécuter les ordres aboyés par un bosco à la voix rauque. Puis il se détourna pour observer le commandant qui se tenait de l’autre bord. Tyacke surveillait les amers, les bâtiments les plus proches, mouillés on non. Il avait les mains dans le dos comme si tout cela ne le concernait pas. Il dit à Bolitho :
— Un bon équipage que vous avez là, sir Richard. Meilleur que beaucoup d’autres. Votre Tyacke serait difficile à remplacer, j’imagine.
— Oui.
Bolitho regrettait qu’ils doivent déjà se séparer, il était triste aussi de voir ce qu’était devenu cet homme qu’il avait si bien connu dans le temps. Il avait proposé à Herrick de rester à bord pendant son séjour à Halifax, qui avait évidemment refusé. Il allait profiter de l’hébergement qu’on lui offrait à terre. On aurait dit qu’il lui était pénible de voir et de sentir un vaisseau au travail.
York, le maître pilote, fit :
— Paré quand vous voudrez, commandant !
Tyacke acquiesça.
— Venez dans le vent, je vous prie.
— Du monde aux bras ! A lofer !
Les trilles des sifflets, des piétinements, les hommes qui arrivaient pour donner la main et brasser les vergues.
— Aux huniers !
Deux pêcheurs se levèrent dans leur grosse barcasse et leur firent de grands signes en passant dans l’ombre de l’Indomptable.
Bolitho vit un aspirant répondre à leur salut, avant de se raviser, piteux, quand il s’aperçut que leur commandant le regardait.
— Aux cargue-fonds de hunier ! Vivement là-bas – monsieur Craigie, notez le nom de cet homme !
Bolitho avait déjà remarqué que la Walkyrie n’était pas à son poste de mouillage habituel, pas plus que le vaisseau américain, le Succès. Que l’on ait déplacé ce dernier ne l’étonnait pas. Le port, pourtant fort vaste, était encombré de navires, de bâtiments de guerre, de bâtiments marchands et de transports de toutes sortes et toutes tailles.
— La barre dessous !
Lentement, comme s’il se souvenait de son passé de bâtiment de ligne, l’Indomptable vira dans le lit du vent. La brise était faible. Les maisons et les collines escarpées commencèrent à défiler devant le boute-hors, si bien qu’on aurait dit que c’était la terre et non le vaisseau qui pivotait.
— Mouillez !
La grande ancre chuta dans l’eau, les embruns jaillirent bien au-dessus de la guibre et de son lion prêt à bondir, puis le bâtiment s’immobilisa docilement.
— Je vais vous accompagner à terre dans le canot, Thomas. Je peux vous laisser mon aide de camp, le temps que vous soyez installé…
Herrick le fixa de ses yeux bleus pendant un long moment.
— Je m’en sortirai tout seul, merci.
Herrick lui tendit la seule main qu’il lui restait, visiblement encore obligé de surveiller son équilibre après la perte de son bras.
— Je comprends pourquoi vous n’avez jamais voulu abandonner la mer et prendre quelque poste de haute responsabilité à terre ou à l’Amirauté. J’en aurais fait autant, si on me l’avait permis.
Il avait toujours cette manière surprenante de s’exprimer, sans la moindre trace d’amertume.
— Je parie que vous ne retrouvez guère d’Heureux Élus dans cet endroit pourri !
Bolitho saisit la main de Herrick dans les siennes.
— J’ai bien peur, Thomas, qu’il n’en reste pas beaucoup.
Ils restèrent là tous les deux à contempler le pont, les marins qui s’affairaient, les fusiliers qui attendaient à la coupée, le second penché sur le gaillard d’avant pour vérifier la tenue du câble. Toujours la même chose, songea Bolitho. Charles Keverne qui avait été son second à bord de l’Euryale, à l’époque où il était lui-même capitaine de pavillon. Un officier digne de confiance en dépit de son tempérament emporté, un beau regard sombre qui lui avait permis de conquérir une épouse délicieuse. Douze ans plus tôt, alors qu’il était capitaine de vaisseau, Keverne commandait ce même vaisseau qui était encore un trois-ponts. Ils avaient combattu ensemble dans la Baltique. Une fois de plus, l’Indomptable l’avait emporté, mais Keverne y était tombé.
Herrick regardait son bagage et son coffre que l’on montait sur le pont. On avait déjà affalé le canot : les derniers liens étaient presque rompus.
Herrick se battait contre on ne sait quoi. Il était têtu, volontaire, intransigeant, mais fidèle. Toujours.
— Qu’y a-t-il, Thomas ?
— Je me suis trompé en condamnant les sentiments que vous éprouvez pour Lady Somervell. J’étais si rongé de chagrin par ma Dulcie que j’en étais devenu aveugle à tout le reste. J’ai essayé de le lui écrire…
— Je sais. Elle en a été très émue. Et moi aussi.
Herrick hocha la tête.
— Mais maintenant, je m’en rends compte, vous comprenez ? Ce que vous avez fait pour la marine, pour l’Angleterre, ce n’est pas rien – et pourtant, vous vous donnez toujours sans compter.
Il tendit la main pour prendre le bras de Bolitho.
— Partez tant qu’il en est temps, Richard. Emmenez votre Catherine et remerciez le Ciel. Laissez à d’autres le soin de porter ce fichu fardeau, de se charger de cette guerre dont personne ne veut, sauf ceux qui veulent en profiter ! Ce n’est pas notre guerre, Richard. Juste pour une fois, admettez-le !
Bolitho sentait la vigueur avec laquelle il lui serrait le bras de sa main unique. Pas étonnant qu’il ait voulu monter à bord tout seul, pour montrer qu’il en était capable et quel genre d’homme il était.
— Merci de tout ce que vous venez de me dire, Thomas. J’en ferai part à Catherine dans ma prochaine lettre.
Ils se dirigèrent vers la porte de coupée. Les sacs et le coffre de Herrick avaient disparu. Il vit Allday qui les attendait et lui dit :
— Prenez bien soin de vous, espèce de coquin – puis, détournant les yeux dans la direction de la terre : J’ai été navré d’apprendre ce qui était arrivé à votre fils. Mais votre petite fille vous apportera bien du bonheur.
Allday regardait Bolitho. C’était comme s’il savait ce que Herrick venait de lui dire, comme s’il avait entendu ses prières pressantes.
— Y’m’écoutera point, monsieur Herrick. Y’m’écoute jamais !
Herrick tendit la main à Tyacke.
— Votre bâtiment témoigne pour vous, commandant. Vous avez souffert pour l’obtenir, mais je vous envie – il se tourna vers Bolitho et se découvrit. Vous, commandant, et encore un autre.
Les sifflets lancèrent leurs trilles, les baïonnettes des fusiliers étincelaient au soleil.
Lorsque Bolitho se pencha, le canot avait déjà débordé. Il le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière un brigantin à l’ancre. Puis il sourit. Herrick ne s’était pas retourné une seule fois : cela lui ressemblait bien.
Tyacke s’approcha.
— Eh bien, je ne lui envie pas son boulot, sir Richard. C’est le commandant de La Faucheuse qui aurait dû être traduit en jugement. J’ai déjà envoyé en bout de vergue des négriers qui valaient mieux que lui !
— Il nous surprendra peut-être, lui répondit Bolitho, mais je suis d’accord avec vous. C’est une tâche ingrate.
Pourtant, il avait encore dans l’esprit la force des mots de Herrick, et il n’osait pas imaginer combien il lui avait coûté de les prononcer…
Tyacke reprit soudain :
— Cette victoire dont vous parliez, sir Richard. C’est quelque part en Espagne, n’est-ce pas ?
On disait qu’il s’agissait du plus grand triomphe de Wellington sur l’armée française. La guerre ne pouvait plus durer trop longtemps, voilà qui paraissait sûr.
Bolitho finit par répondre :
— Il paraît que c’est une question de mois et non plus d’années, James. Mais j’ai appris à ne pas me bercer de trop d’espoirs. Pourtant…
Il regardait la goélette courrier, le Reynard, qui se dirigeait à grande allure vers l’entrée du port. Il marqua son pavillon pour saluer le vaisseau amiral en passant par son travers. Un petit commandement, mais amusant, pour le jeune enseigne qui en était le seigneur et maître. Comme la Miranda, la goélette qui avait été le premier commandement de Tyacke ; il devait y penser en ce moment, ainsi qu’à leur première rencontre. Il devait penser à ce qu’ils étaient devenus l’un pour l’autre.
Bolitho conclut brusquement :
— Bon, James, en attendant, c’est toujours la guerre ici, il faut bien que je l’admette !
Bolitho, posté près d’une fenêtre, regardait son aide de camp qui remontait la terrasse dallée de pierre. Il portait sa coiffure pour se protéger de la chaleur du soleil. Dans le lointain, le mouillage était si encombré qu’il était quasiment impossible de distinguer l’Indomptable. Sans sa marque qui flottait au vent, il aurait pu le confondre avec n’importe quel autre vaisseau.
Valentine Keen lui disait :
— J’ai décidé d’envoyer la Walkyrie à Antigua. C’était le seul bâtiment assez puissamment armé pour escorter la prise et maintenir à bout de gaffe un ennemi qui aurait eu envie de s’en prendre à elle.
Dans la vitre, Bolitho voyait Keen agiter le bras au-dessus d’un monceau de papiers et de dépêches que le Reynard venait de déposer pour lui. Bolitho avait ressenti un certain malaise en voyant la goélette passer gaillardement par le travers pendant qu’il discutait avec Tyacke : son jeune commandant devait savoir alors que Keen était là, sans quoi il serait venu faire son rapport à bord de l’Indomptable.
— La Walkyrie a rencontré deux frégates américaines. Tout figure dans le rapport qu’Adam a confié au Reynard qu’il a croisé au large.
— Et l’un des deux a été coulé, Val. La Walkyrie n’a subi aucune perte, à l’exception d’un aspirant. C’est remarquable.
— Oui, ils ont récupéré quelques survivants, pas beaucoup apparemment, avant de découvrir que le vaisseau qui a sombré avec le Succès était l’USS Condor. C’est un certain capitaine de vaisseau Ridley qui le commandait, il a été tué, vraisemblablement avec le plus gros de son équipage.
— Et l’autre frégate était la Récompense.
Keen n’avait pas l’air de l’entendre.
— Je ne voulais pas que la Walkyrie ni la prise courent de risque inutile. Si j’avais été à bord, j’aurais veillé à piquer plus au large. Le commandant Bolitho était trop près des côtes ennemies.
— Deux cents milles, me dites-vous ? – il se détourna de la lumière, un peu triste. Vous et moi, nous avons traîné nos basques sacrément plus près que ça, dans notre jeunesse.
— Je crois que c’était voulu.
Keen lui faisait face de l’autre côté de la table.
— Je sais qu’il est votre neveu et je suis le premier à l’apprécier. Mais je pense que c’était une conduite irréfléchie et dangereuse. Nous aurions pu y perdre les deux bâtiments.
— Bon, lui répondit Bolitho, au point où nous en sommes nous avons échangé une prise à moitié démolie et que nous aurions mis des mois si ce n’est des années à remettre en état, contre l’un des vaisseaux qui est une épine dans notre pied depuis notre retour à Halifax. Votre place était ici, puisque vous attendiez un convoi. Vous avez pris la bonne décision et il vous incombait de le faire. Quant à Adam, qui commandait sur place, il n’avait pas d’autre choix que de faire ce qu’il a fait. C’est ce que j’aurais attendu de tous mes commandants. Vous devez le savoir.
Keen avait du mal à se reprendre.
— Les survivants ont également confirmé votre hypothèse, c’est bien le capitaine de vaisseau, à présent le commodore Rory Aherne, qui commandait ce groupe.
Il tapa du plat de la main sur ses papiers et conclut d’une voix vibrante de colère :
— Il aurait pu s’emparer de mon vaisseau amiral !
— Et Adam, où est-il à présent ?
Keen tira sur sa chemise pour la décoller de son torse.
— Il doit aller porter des ordres au capitaine de vaisseau qui commande à Antigua. Il rentrera quand il lui aura remis mes instructions.
— Rappelez-vous, lorsque vous étiez mon capitaine de pavillon, Val. La confiance doit régner dans les deux sens. C’est le plus important dans le commandement.
Keen se tourna vers lui.
— Je ne l’ai jamais oublié. Je vous dois tout… à vous et à Catherine.
Il eut un sourire timide avant de poursuivre :
— Ainsi qu’à Adam, je le sais bien !
Il passa la main sur sa poche, Bolitho se demanda s’il y gardait la miniature. C’était donc cela. Après tout, c’était la maison de Benjamin Massie et les Saint-Clair y étaient sans doute descendus. Il était facile de deviner ce qui s’était passé entre Keen et son capitaine de pavillon. La fille aux yeux couleur de lune.
En toute justice, cela tendait à prouver que le meilleur était encore réservé à Keen. Comme Catherine l’avait prédit… Une jeune femme courageuse et rebelle, assez forte pour aider Keen à l’avenir. Et capable de se dresser contre son père, songea-t-il amèrement.
Adam, lui, ne verrait pas du tout les choses de cette façon.
— Et quels sont les derniers renseignements, Val ?
Keen prit deux verres dans un équipet.
— Les Américains ont fait venir deux frégates supplémentaires à Boston. J’ai ordonné au Chevaleresque et au brick Weazle de croiser devant le port. Si elles sortent…
— Je crois qu’elles le feront, répondit Bolitho. Et bientôt – il leva les yeux. Et York, d’autres nouvelles ?
— Pas grand-chose, répondit Keen en haussant les épaules. Ça met du temps à arriver jusqu’ici. Mais David Saint-Clair m’a rapporté qu’il y avait là-bas des armes et des réserves pour nos bâtiments sur les lacs. Ils se sont peut-être emparés de tout, ou l’ont détruit. De toute manière, cela gênera nos navires sur le lac Erié. Saint-Clair a bien insisté : c’est un endroit stratégique pour toute la région.
— Et si vous me parliez de Miss Saint-Clair.
Keen sursauta et en renversa un peu de vin sur la table. Bolitho ajouta gentiment :
— Je ne veux pas vous faire violence, Val. Je suis votre ami, souvenez-vous-en.
Keen remplit leurs deux verres.
— Je l’admire énormément. Et je le lui ai dit – puis, le regardant en face : Je me fais peut-être des illusions.
Et il partit de ce rire de gamin que Bolitho lui avait toujours connu. Il avait l’air soulagé que le sujet ait fini par être abordé en toute liberté.
Bolitho pensait au désespoir d’Adam, à ce qu’il avait enduré en lisant la lettre de Catherine qui lui apprenait la mort solitaire et tragique de Zénoria.
— Merci de m’avoir répondu avec autant de simplicité. Je vous souhaite tout le bonheur possible, Val, vous l’avez bien mérité.
Bolitho lui rendit son sourire, touché par le soulagement manifeste que montrait Keen, avant de conclure :
— Je veux dire, on ne peut pas être amiral tout le temps !
— On m’a appris que le contre-amiral Herrick était ici, fit Keen en changeant brusquement de sujet. Transféré à bord de l’Indomptable quand vous avez retrouvé le convoi.
Il n’essayait même pas d’adopter un ton plus posé.
— Je sais que vous ne vous aimez guère, tous les deux, Val. Il n’est pas ici de gaieté de cœur, je puis vous l’assurer.
— L’homme qui convient à cette mission, répliqua sèchement Keen. Il a pratiqué les deux bords d’une table de conseil de guerre !
— C’est le passé, Val. Oublions.
Pourtant Keen insista.
— Mais que pouvons-nous faire ? Quatre-vingt-dix hommes, des marins britanniques ? Les pendre, les faire fouetter ? Le crime a eu lieu, la sentence est déjà décidée. Il en a toujours été ainsi.
Bolitho se rapprocha de la fenêtre et aperçut Avery qui discutait avec Gilia Saint-Clair. Il demanda sans se retourner :
— Lorsque vous avez retrouvé La Faucheuse, et lorsqu’il s’est rendu, avez-vus cru qu’Adam donnerait l’ordre de lui tirer dessus ? – il attendit quelques secondes. Otages ou pas ?
Bolitho vit la jeune fille renverser la tête dans un éclat de rire à quelque plaisanterie que venait de lui raconter Avery. Prise au piège dans une guerre et, maintenant, dans quelque chose de plus intime. Elle avait parlé à Adam : elle devait savoir, ou elle avait deviné, qu’elle avait frôlé la mort de près.
Il s’éloigna de l’encoignure.
— Le Crystal, cette goélette à bord de laquelle les Saint-Clair avaient pris passage lorsque La Faucheuse les a capturés, à qui appartient-il ?
— A Benjamin Massie, je pense. Vous avez une bonne mémoire des noms.
Bolitho reposa son verre, soulagé d’avoir le soleil dans le dos, ce qui lui permettait de dissimuler ses traits et ses pensées.
— Tout va de mieux en mieux, Val !
Richard Bolitho grimpa les marches de l’embarcadère et attendit que Tyacke et son aide de camp arrivent. Allday l’observait par-dessus les têtes des marins de l’armement. Il comprenait tout ce qu’il éprouvait, même s’il voyait les choses différemment. Bolitho lui dit :
— Je ne sais pas pour combien de temps nous en aurons.
Allday clignait des yeux à cause du soleil.
— Nous serons là, sir Richard.
Ils attaquèrent la côte en silence et Bolitho nota que l’air était encore frais, en dépit du soleil. On était en septembre : comment le temps pouvait-il passer aussi vite ?
Il songeait à la lettre qu’il avait reçue de Catherine et dans laquelle elle lui racontait les derniers moments de Roxby. Elle lui décrivait les funérailles avec tant de détails qu’il avait l’impression d’y avoir assisté avec elle. Une cérémonie impressionnante, comme il convenait pour un chevalier de l’ordre des Guelfes de Hanovre : Roxby était aimé des gens, respecté de tous ceux qui travaillaient pour lui, et craint de beaucoup d’autres qui avaient croisé son chemin dans son autre fonction de magistrat. C’était un homme honnête, mais qui ne savait pas faire preuve de beaucoup de patience dans la vie de tous les jours. Même dans ce canot, Bolitho avait senti une certaine tension, les marins de l’armement évitaient de croiser son regard. Avery observait La Faucheuse, par le travers, et Tyacke semblait loin de tout, plus impénétrable qu’on ne l’avait vu depuis des mois.
Il leva sa coiffure pour saluer un détachement de cavaliers qui passaient sur des montures parfaitement assorties. Leur jeune lieutenant salua du sabre avec un grand sourire en voyant un uniforme d’amiral.
Tous ces soldats. Où allait-on les envoyer se battre ? Ou bien, les dés étaient-ils déjà jetés ? Tyacke, comme David Saint-Clair, avait eu raison en prévoyant que les Américains mettraient la plus grande détermination à s’emparer des lacs et à les conserver. Ils avaient mené une nouvelle expédition sur York où ils avaient incendié des entrepôts et de l’équipement abandonné sur place lorsque l’armée britannique s’était repliée vers Kingston, trois mois auparavant. Il fallait impérativement reprendre aux Américains le lac Érié, pour protéger les voies de navigation fluviale et maintenir ouverte la seule route de ravitaillement de l’armée. Sans quoi ils seraient contraints de se retirer encore davantage et, peut-être même, de se rendre.
Il aperçut le portail de la caserne devant lui et se rendit compte, non sans satisfaction, qu’il n’était pas le moins du monde essoufflé.
On avait rassemblé la garde en leur honneur. Ils gagnèrent le bâtiment principal entre les baïonnettes étincelantes. Un caporal leur ouvrit les portes et Bolitho le vit jeter un coup d’œil furtif au visage défiguré de Tyacke, avant de détourner la tête. Cela n’avait pas échappé à Tyacke, et Bolitho se demanda si c’était la raison pour laquelle il restait si étrangement réservé. Tyacke était on ne peut plus conscient des regards, de la pitié, de la répulsion qu’il inspirait : on ne le laissait jamais oublier, et Bolitho savait que c’était la raison pour laquelle il évitait de descendre à terre chaque fois que c’était possible.
Encore une succession de portes, des claquements de talons, et ils pénétrèrent enfin dans une grande salle, une pièce Spartiate meublée d’une table et de deux rangées de sièges. Keen et Allday étaient déjà là, ainsi que de Courcey, aussi lymphatique que d’habitude. Un secrétaire civil à l’air poussiéreux était assis à l’une des extrémités de la table, un major des fusiliers à l’autre. On respirait déjà dans la salle, en dépit de son austérité – l’atmosphère d’une cour martiale.
Ils se serrèrent la main comme des étrangers. Bolitho n’avait guère vu Adam depuis son retour d’Antigua, mais il lui avait écrit pour le féliciter de la destruction de la prise et de son assaillant, le tout au prix de la perte d’un seul homme. Il était difficile de savoir ce qu’Adam en pensait.
On ouvrit l’autre porte. Le contre-amiral Herrick se dirigea vers la table et s’assit. Impassible, il les inspecta tous du regard. Rien ne révélait la tension à laquelle il avait été soumis au cours de l’enquête qu’il avait conduite personnellement sur la perte et la récupération de la frégate de Sa Majesté Britannique La Faucheuse.
Bolitho savait que Herrick avait lu toutes les dépositions, y compris celle qu’Avery avait recueillie auprès du second de La Faucheuse, à Hamilton, et le compte-rendu fait par Adam de sa reprise aux Américains, lorsque La Faucheuse avait tiré sa bordée dans l’eau. Herrick avait également parlé avec David Saint-Clair et très probablement avec sa fille. Bolitho revoyait cet épisode, à la résidence du général, lorsque ce jeune capitaine du régiment du roi avait remis le portrait de Gilia à Keen. La dernière attaque contre York n’avait pas fait plus de victimes car les forces britanniques n’étaient pas retournées dans le fort incendié, mais elle avait dû y penser : l’homme qu’elle avait aimé, dont elle avait cru qu’il lui était profondément attaché, gisait là-bas avec ses soldats morts. Les Américains n’étaient restés que trois jours à York ; les armes et les réserves qu’ils espéraient y trouver avaient peut-être été détruites au cours du premier assaut. Comparée à d’autres batailles, cette affaire n’était pas faite pour rester dans les mémoires, mais c’était certainement une des plus sanglantes et l’on n’avait pas encore mesuré toutes ses conséquences.
Herrick leva les yeux de sa pile de documents.
— Ceci est une commission d’enquête officielle sur la perte et la recapture du vaisseau de Sa Majesté Britannique La Faucheuse, affaire sur laquelle je suis requis de rendre compte aux lords de l’Amirauté afin d’éclairer leur avis et de leur permettre d’arrêter leur décision.
Il attendit que le secrétaire lui tende une autre feuille de papier.
— Nous savons tous ici quelles sont les conséquences du mauvais exemple et d’une autorité déficiente. Il est souvent trop facile de faire preuve de discernement lorsque le mal a déjà été fait et a causé tant de dégâts.
L’espace d’une seconde, les yeux bleus restèrent fixés sur Bolitho.
— Pendant toutes ces années de guerre, nous avons remporté de nombreuses victoires. Cela dit, nous n’avons jamais eu le loisir de nous poser de questions sur ce que nous faisions, ni sur les raisons pour lesquelles nous en avions reçu l’ordre – il esquissa un sourire. Et j’ai peur que nous n’en ayons jamais l’occasion de toute notre vie.
Il baissa la tête.
— Nous n’avons pas besoin de rappeler ici l’absolue nécessité où nous sommes de maintenir l’ordre et la discipline en toutes circonstances. Sans cela, nous sombrons dans le désordre, ce qui constitue une déchéance pour la marine dans laquelle nous servons.
Il releva l’épaule et sa manche vide se balança légèrement, mais il ne parut pas s’en rendre compte.
— Tout commandant qui oublierait cette leçon le ferait à ses risques et périls.
Bolitho jeta un coup d’œil à ses compagnons. Keen et Adam avaient tous deux servi sous ses ordres comme aspirants, ils avaient appris les risques et les grandeurs du métier au fur et à mesure qu’il avait gravi des échelons. De Courcey écoutait très attentivement, mais à voir son expression, il ne comprenait absolument rien. James Tyacke était resté dans la pénombre, comme pour cacher son visage. Il tenait ses mains serrées l’une contre l’autre, se préparant peut-être, lui aussi, à entendre l’inévitable. Comme tous ceux qui attendaient le verdict : quatre-vingt-dix êtres dont les souffrances endurées sous la coupe d’un commandant sadique seraient bientôt anéantis au nom de la justice.
Adam regardait Thomas Herrick sans ciller, les traits tirés. Bolitho savait qu’il souffrait, et qu’il s’agissait d’une souffrance plus profonde que celles du corps : il revivait la perte de son bâtiment, il revoyait le pavillon que l’on amenait ce jour maudit où il était étendu, après être tombé. Il revoyait tous ceux qui s’étaient battus et qui étaient morts parce qu’il en avait donné l’ordre. Des hommes qui, ainsi que Herrick l’avait dit à juste titre, n’avaient jamais eu la liberté de demander pourquoi on leur donnait l’ordre de s’exécuter.
Adam devait également se souvenir de leurs longues conversations, chacun tirant parti de l’expérience de l’autre. Son neveu avait la tête dure, il était impétueux, mais son affection pour lui n’avait pas faibli. Il se préoccupait de celui qui allait devoir signer les condamnations de ceux qui seraient pendus, ou, dans le meilleur des cas, fouettés d’une façon inhumaine.
Bolitho, qui effleura le médaillon qu’il portait sous sa chemise repassée de frais, crut croiser le regard d’Adam.
Herrick poursuivait :
— Les Américains sont, fort heureusement, des collectionneurs invétérés. Il leur est difficile de jeter tout ce qui pourrait avoir un intérêt historique plus tard.
Il fit signe au secrétaire et attendit qu’il ait ouvert un gros volume recouvert de toile.
Il continua, toujours impassible :
— Le livre des punitions de La Faucheuse. Il en apprend davantage que cinq cents rapports et déclarations de décès. Ce commandant n’est pas resté longtemps en fonction, et pourtant, ce livre évoque un chapitre de l’histoire de l’enfer.
Bolitho sentait presque Tyacke se raidir. Il avait envie de parler. Mais Herrick savait d’expérience ce que peut être la tyrannie de la dunette : des années auparavant, Bolitho avait pris le commandement du Phalarope à bord duquel il servait, parce que son prédécesseur, encore un tyran, avait été relevé.
— Revenons-en à ce jour, messieurs. Cette mutinerie, nous le savons maintenant, avait été inspirée et encouragée par les Américains qui avaient pris ce vaisseau à l’abordage. Il y avait des meneurs, bien sûr, mais sans l’aide des Américains et sans leur présence, qui peut jurer de ce qui se serait passé ?
Il consulta rapidement ses papiers, comme il avait dû le faire tous les jours depuis qu’il était arrivé à Halifax.
— La vengeance est une maladie terrible, mais dans ce cas, elle était probablement inévitable. Nous savons que le commandant de La Faucheuse est mort des coups de fouet qu’il a reçus ce jour-là.
Il releva les yeux, le regard sévère.
— J’ai vu de vulgaires marins mourir sous le fouet, dans le cadre d’une punition légale. Nous ne devons pas laisser ce fait éclipser le cas que nous jugeons.
Deux officiers de l’armée de terre passèrent derrière les portes en riant bruyamment, mais ils se turent instantanément en comprenant ce qui se passait à l’intérieur. Herrick fronça le sourcil.
— Ces observations constituent mon rapport, celui que je présenterai à Leurs Seigneuries – son regard se tourna vers Bolitho. Lorsque je serai parti d’ici.
La frégate Le Vigilant avait fait des vivres et de l’eau pendant son séjour et on l’avait échouée. Tout ce travail terminé, elle devait rentrer en Angleterre à toute allure pour y chercher de nouveaux ordres. Herrick y reprendrait passage. Se ferait « distraire ».
Il était sur le point de prendre un verre d’eau mais se ravisa.
— Ma conclusion dans cette affaire lamentable est que les deux meneurs, Alick Nisbet, capitaine d’armes, et Harry Ramsay, matelot gabier de première classe, seront placés en détention. Je recommande qu’ils subissent la peine maximale.
Bolitho vit Adam serrer les poings à s’en blanchir les jointures sous la peau tannée. Il avait entendu parler de ce Ramsay qui avait été embarqué sur l’Anémone et dont le dos mutilé attestait ce qui était couché dans le registre des punitions. L’autre, c’était surprenant : le capitaine d’armes était le symbole vivant de la discipline et, si nécessaire, des punitions à bord de tous les vaisseaux du roi. Ce pour quoi il était généralement détesté.
Et maintenant, les autres. Il avait envie de se lever, de prendre la parole pour eux, ces hommes qu’il ne connaissait même pas – mais cela n’aurait servi qu’à anéantir le peu d’espoir qu’ils avaient encore.
Herrick poursuivit :
— Ma seconde recommandation est que tous les autres, marins et terriens, impliqués dans cette affaire, soient renvoyés à leurs devoirs. Ils ont assez souffert comme cela et pourtant, lorsqu’on le leur a demandé, ils ont refusé d’ouvrir le feu sur des bâtiments de notre marine, sans tenir compte de ce que ce refus pouvait leur coûter.
Tyacke s’exclama :
— Bon sang de bois ! Mais ils vont le crucifier quand il sera de retour à Londres ! – il se tourna vers Bolitho. Je n’en crois pas mes oreilles !
Sans changer d’expression, Herrick conclut :
— Je recommande également qu’un nouveau commandant de La Faucheuse soit désigné sans délai – il jeta un regard à Bolitho, puis à Keen. C’est une responsabilité qui vous revient.
Keen se leva.
— Mon capitaine de pavillon m’a suggéré de promouvoir un de ses officiers, amiral. Il s’agit du lieutenant de vaisseau John Urquhart… Je soutiens cette proposition, amiral.
— Pourrez-vous vous en sortir sans lui ? demanda Herrick.
Keen se tourna vers Adam qui fit signe qu’il était d’accord.
Il répondit :
— Oui, amiral.
Herrick appela d’un geste le secrétaire et le major des fusiliers.
— Signez après moi.
Il se redressa en faisant la grimace.
— C’est terminé. Je souhaite parler à Sir Richard Bolitho. En tête à tête.
Ils eurent le sentiment que les autres mettaient une éternité à quitter la pièce qui retrouva enfin le silence.
— Thomas, lui dit Bolitho, c’est pour moi que vous avez fait ça.
— Tiens, répondit Herrick, je prendrais bien un verre… Je me jetterais bien un godet, comme dirait ce voyou d’Allday.
Puis il le regarda droit dans les yeux.
— Je n’ai rien à perdre, Richard. Ma marque ne flottera plus jamais sur un vaisseau après cette dernière traversée. Peut-être nous reverrons-nous un jour, encore que je n’y croie guère. La marine est une grande famille, nous l’avez-vous assez répété. Une fois que vous l’avez quittée, vous devenez quelqu’un de banal, comme un bâtiment désarmé.
Un cheval fit claquer ses sabots dans la cour près du portail, rappelant douloureusement à Bolitho Catherine et sa Tamara. Comment allait-il lui décrire tout cela, lui rapporter les paroles de Herrick, tout ce sur quoi il avait mis une croix ?
Herrick s’avança vers les portes, l’épaule affaissée. On lisait sur ses traits que sa blessure le faisait souffrir. Il reprit :
— Vous, vous avez tout à perdre, comme tous ces pauvres gens qui dépendent de vous, et tous ceux qui vous aiment – et il conclut amèrement : Encore que je n’en aie jamais rencontré !
Une main invisible ouvrit les battants et Bolitho aperçut Avery qui l’attendait. Ses yeux bruns allaient de l’un à l’autre, il essayait de comprendre ce qui venait de se passer.
— La vigie nous a envoyé un planton, sir Richard. Le brick Weazle entre au port. Il a signalé que les vaisseaux américains ont appareillé de Boston, ainsi que d’autres de New York. Ils font route au nord-est.
Bolitho lui répondit d’une voix calme :
— Ainsi donc, ils sortent. Prévenez le commandant Tyacke, George. Je rentre à bord dès que possible.
Avery repartit à la hâte, avant de s’arrêter. Il se tourna vers eux.
Herrick leur dit :
— Écoutez ! Des vivats ! Mais comment sont-ils déjà au courant ?
Ils descendirent ensemble les marches. Des hurlements de joie se faisaient entendre par tout le port.
— Ils sont toujours au courant, Thomas, répondit Bolitho. La grande famille, vous vous souvenez ?
Herrick se retourna pour regarder la caserne. Il avait l’air fatigué.
— Faites bien attention à vous, Richard – il le prit par la manche. Je boirai à votre santé lorsque ce jeune chiot lèvera l’ancre pour l’Angleterre.
Arrivés à l’embarcadère, ils trouvèrent Allday assis à la barre du canot de l’amiral. L’armement s’était installé sur les marches, les marins souriaient de toutes leurs dents. Ils avaient cédé leur place à des officiers, dont trois commandants en comptant Adam.
Herrick tendit la main à Tyacke.
— C’est à vous que nous devons ça, j’imagine.
Tyacke répondit sans sourire :
— C’est tout ce que nous avons pu faire avec aussi peu de préavis.
Bolitho le suivit en bas des marches, il se rappelait ce qu’avait dit Tyacke. Ils vont le crucifier. Mais Herrick s’en sortirait. Peut-être ce « fichu petit arriviste » de Bethune avait-il fait usage de son influence. Il connaissait l’homme sous les ordres duquel il avait servi comme aspirant mieux que d’autres, et peut-être avait-il essayé de l’aider par des moyens détournés.
Allday avait remarqué la tête que faisait Herrick. Il proposa timidement :
— J’vais pas courir le risque de dire à ces officiers c’qu’ils ont à faire, y'a pas d’erreur ! Et bonne chance, monsieur Herrick.
Pendant quelques secondes, ils s’étaient revus comme du temps du Phalarope, le jeune officier et le marin enrôlé de force.
Le canot poussa, les avirons s’élevaient en cadence régulière, chose surprenante. Les vivats les accompagnèrent tout le temps qu’ils se faufilèrent entre les bâtiments de guerre à l’ancre. On entendait même quelques marins de La Faucheuse. Et cette fois-ci, Herrick se retourna – encore qu’il ne voie sans doute pas grand-chose.
Bolitho nota que Keen conversait tranquillement avec Gilia Saint-Clair. Et soudain, il en fut tout heureux pour eux deux.
— Appelez un canot, James. Nous appareillons.
Mais Tyacke, impassible, avait toujours les yeux fixés sur le canot.
— Bien, sir Richard. Mais d’abord…
Bolitho lui sourit, mais il partageait sa tristesse muette.
— Un godet. Allons-y.